ab

01

David Broner

"Internet est mon premier white cube."

David Broner (OFFICE BRONER®) a une formation de designer mais il s’est révélé principalement à travers des projets qui ont vocation à être vus derrière un écran, sur Internet. Dans ses productions, il aime les choses qui s’animent, qui se déploient spatialement, qui impliquent une narration et la création de nouveaux mondes. Les codes du cinéma, de l’animation 3D, du jeu vidéo tiennent une place importante au cœur de cette pratique et ont défini le parcours de David Broner avant qu’il se concentre sur la production Web de manière expérimentale avec Kim Boutin. Sous le nom de DVTK, pendant 8 ans, ils vont utiliser la 3D et des yeux aiguisés pour faire des sites d'une façon singulière en investissant les différents endroits de l’expérience utilisateur. A eux deux, ils vont pousser plus loin notre relation aux marques, repenser leur existence en ligne et par extension questionner l’usage que l’on fait de nos smartphones.
En tant qu’habitant d’Internet, ce n’est pas anodin que Broner produise des événements artistiques depuis quelques années sous le label Encore. Ce projet apparaît comme une nouvelle façon d’ancrer son travail dans un monde tangible de plus en plus poreux aux frictions digitales. En pensant cette entité comme un lieu d’exposition sans localisation permanente, il s’efforce d’explorer la complexité des interactions sensibles que l’on peut avoir avec les œuvres et les lieux qui les font exister, away from scrolling, pour toujours mieux y retourner.

Quel rapport entretenez vous avec l’art sur Internet et quelle place cela occupe-t'il dans votre travail ?

David Broner : À la fin des années 2000, vers l'âge de 18 ans, je passais beaucoup de temps à télécharger des JPEG que je rangeais dans des dossiers. C'était des œuvres pour internet ou de l’art "Tumblr". Je pense par exemple au travail d’Estrid Lutz, d'Eva Papamargariti, de Travess Smalley, etc. C’est bien plus tard que je me suis rendu compte que ces artistes, dont je collectionnais les images et dont à la base je me fichais du nom, ont continué. Quand je regarde mes archives, je constate qu’Internet est mon premier white cube.
Ensuite, je me suis intéressé à l’art contemporain, aux sculptures que je voyais dans ces images et à leur contexte d'exposition dans des galeries. J’en suis venu à m'intéresser à des œuvres plus conceptuelles ou contextuelles. Ensuite, en commençant à travailler avec Internet, je me suis intéressé au Net Art, à l’art génératif et à l'idée de la sérendipité qui est inhérente à ces pratiques. Mon rapport à Internet est identique à celui que certains cinéastes peuvent avoir parfois avec le cinéma expérimental, c'est-à-dire qu’il y a eu plein d'idées ultra intéressantes qui n’ont été que suivies d'échecs en termes de relation avec le public. L'audience sur Internet étant non palpable, il me semble très difficile de se sentir ensemble en train de regarder la même chose au même moment. La seule fois où j’ai senti l’avènement d’un contexte social autour de ces pratiques en ligne était avec l’apparition des œuvres NFT.
Lorsque des artistes comme Harm Van den Dorpel, Ezra Miller ou John Provencher qui étaient déjà actifs depuis de nombreuses années, ont eut la possibilité de mettre leur pièce sur la blockchain et d'utiliser la blockchain comme un médium à part entière en exploitant ses potentialités génératives, j'ai eu l'impression qu’un nouveau format avait été trouvé. Évidemment ou malheureusement, beaucoup de gens se sont rendus compte que le NFT était plus un format commercial qu'un format artistique.

Effectivement, que ce soit les Surfing Clubs du milieu des années 2000, la scène Post Internet (à New York, Berlin ou Londres) ou la scène artistiques NFT, on peut leur trouver comme point commun de ‘faire communauté’ tout en étant en phase avec les réflexions contemporaines sur ces médiums.

Avez- vous déjà travaillé des modes de display d'exposition et pouvez vous nous parler de ce type d’expérience ?

Sous le nom DVTK (avec Kim Boutin) nous avons travaillé en 2018 sur une pièce qui s'appelle Painting Party. Celle-ci naît de notre fascination pour le WebSocket, une technologie qui permet de visualiser d'autres utilisateurs au même moment sur un site internet. Il se passe quelque chose d’un peu étrange quand on voit le curseur de quelqu'un d'autre, on a vite l’impression d'être observé et d’être soi-même l’observateur. Ensuite, on a produit le site internet Painting Party. Celui-ci était projeté directement sur le mur et les visiteurs pouvaient s’y connecter via leur smartphone qui devenait un pinceau grâce aux coordonnées gyroscopiques. On pouvait vraiment peindre l'écran.

DVTK, Painting Party, 2018
Courtesy de DVTK

Quand nous avions été invités à le présenter dans une exposition collective au centre d’art ISO à Amsterdam avec pour seule contrainte une projection de 9 mètres sur 6 mètres, nous avons eu l’idée de faire Painting Party avec cette fois la possibilité pour l’utilisateur.trice d’utiliser les images stockées sur son téléphone. Un unique bouton sur l’interface permettait d’uploader une image qui arrivait en plein écran. Ensuite à la manière d’un décalcomanie, tout ce qui était “effacé” sur l’écran avec le doigt, apparaissait sur la projection dans le lieu. Il suffisait de valider et le l'image intégrait un collage géant qui bougeait dans tous les sens ce qui n’était pas sans rappeler le travail de Lorna Mills. Nous avions appelé ce projet Online Together. Inutile de préciser que pendant la soirée des milliers de photos ont été postées avec tout ce que l’on peut imaginer de pornographique et de raciste, sauf que nous n’avions pas prévu de modération. Mais comme chaque image nouvellement postée se superposait à la précédente, certains ont commencé à poster des screenshots noirs de leurs écrans et ils ont recouvert les autres. Quand plus tard cette pièce a été adaptée pour Kunsthal Rotterdam qui est une institution publique, nous avons mis en place un système de modération où l’on pouvait pixelliser certaines images.

DVTK, Online Together, 2021 (capture d'écran)Courtesy de DVTK

DVTK, Online Together, 2021 (capture d'écran)
Courtesy de DVTK

Cette expérience démontre des choses vraiment intéressantes par rapport aux théories d’internet : ce flux d’image dans son nombre et sa nature s’est autorégulé. Ce projet en dit long sur l'utilisation que l’on fait d’internet, sa capacité à embarquer les notions de liberté d’expression et de communauté aussi.

Quelles sont selon vous les situations optimales pour voir de l'art en ligne et pour produire de l’art en ligne ?

"Tout sauf la 3D !"

Je dis cela parce que j'en ai fait et je me suis rendu compte récemment que même en visitant une galerie en 3D incroyable, avec de l'eau par terre, des reflets magnifiques, mieux modélisée que toutes les autres galeries en 3D, avec en plus le travail d’une artiste que j’adore à l’intérieur, je me suis surpris à y rester seulement 20 secondes. Cela illustre très bien le problème de l’interface : un white wall c’est déjà une interface, donc si l’on regarde un mur dans un espace en 3D, l'œuvre fait déjà partie constituante de cette interface, elle en est indissociable. Cela illustre la mise en abyme infinie de ces interfaces et des nombreuses couches que l’on doit traverser pour être atteint par l'œuvre.
Dans ce genre d’espace, les œuvres, bien souvent créées pour être vues à plat sont vues en perspective donc à moins d’être en face on se retrouve confronté au crénelage de l’aliasing. Au fond, c'est une idée sans doute rassurante de croire qu’en reproduisant la réalité on va reproduire les codes, mais c’est tout l’inverse. Peut-être qu’avec des appareils immersifs comme l’Apple Vision Pro, il sera possible de résoudre tous les problèmes de motion sickness, de sudation du front, de malaises optiques associés à la VR. Mais pour moi il n’y a rien de mieux qu’une image plate pour voir de l’art sur internet.
Je pense qu'il faut également différencier les typologies d'œuvres en ligne : les JPEG qui sont des images digitales pures, les JPEG qui sont de l’ordre de la documentation d’art et les pièces qui utilisent le navigateur comme médium comme par exemple dans le travail de Rafaël Rozendaal.

"Voir une œuvre qui a été créée pour le médium qui nous permet de l'afficher est selon moi la meilleure expérience possible."

C’est la même chose pour un espace en 3D : son seul mode d’existence valable est d’être lui-même une œuvre. Je n’ai jamais rencontré quelqu'un qui a vraiment adoré être dans une galerie 3D. Cela fait 20 ans qu'on peut le faire, ça fait 20 ans que personne ne le fait bien ou alors on ne met pas assez d'argent sur la table pour pousser l'idée jusqu’au bout. C’est le signe qu’il y a peut-être un format qui ne fonctionne pas.

Pensez-vous que cela participe à la mauvaise réputation des expositions en ligne ?

Bien sûr, de manière générale il y a un énorme problème avec la technologie qui est directement liée au décalage entre ce que l’on projette ; ce qui fait avancer le monde des idées ; et ce qui est efficace. Nombreux sont les techno-accélérationistes qui ont envie que ça marche et font la promotion de cette évolution sans jamais se heurter à la réalité de la mise en œuvre. On le constate avec la prolifération de conférences sur “le futur de la mode”, “le futur de la vente au détail”, pour se convaincre que le futur du shopping se fera en 3D. Mais non ! Ça fait déjà 15 ans qu'on en parle et ça fait 15 ans que ça ne marche pas.

"Je pense que cette mauvaise réputation découle de la déception constante liée aux nouvelles technologies."

On peut prendre pour exemple la façon dont s’est développé le marché des NFT et la façon dont ils ont été médiatisés en appuyant uniquement sur les aspects financiers et écologiques. Cela a considérablement biaisé la façon dont le grand public et même le monde de la création a pu réceptionner cette technologie. Le format NFT n’était clairement pas en phase avec un milieu de la création majoritairement de gauche. Il a plutôt été associé aux Techno Bro, aux accélérationistes, aux techno-solutionistes, les gens qui pensent qu'on va solutionner tous les problèmes du monde avec des avancées technologiques et qui bien souvent sont ceux qui ont des intérêts financiers dans ces domaines. En tout cas, cette critique là par les acteurs du monde de l’art a été très forte initialement.
Si l’on élargit le spectre de réflexion, tout ce qui est virtuel a mauvaise réputation. Je suis assez d’accord avec Gilles Deleuze lorsqu’il écrit que le “virtuel” n’est pas opposé au réel mais à l’actuel alors que le réel s'oppose au “possible”. Il nous explique que le virtuel est bien réel, que c'est juste une autre modalité du réel et je pense que l’on vit avec plusieurs générations de personnes qui considèrent le virtuel comme mauvais car il est pour eux non tangible. Il y a selon moi un jugement moral qui est posé à propos de ce qui est “virtuel” ou “digital”. C’est toujours le cas, de nos jours, avec les jeux vidéo. Si l’utilisateur n’a pas d’accroche physique, dans la majorité des cas, cela n'a pas de valeur pour lui.

Je fais ici un pont avec ce que disait Hans Ulrich Obrist à propos de l’Agency of Unrealised Projects qui sont des projets virtuels dans le sens où ce sont des projets qui n'ont pas vu le jour dans le monde tangible. On peut prendre pour exemple les projets architecturaux qui demeurent virtuels pour la grande majorité d’entre eux qui pourtant ont une grande influence sur les architectes qui vont créer des “vrais” bâtiments. Tout le travail de Rem Koolhaas était connu largement avant qu'il n’ait construit son premier bâtiment. Il est plus connu pour ses théories, ses idées, que pour ses bâtiments. Je constate aujourd’hui qu’une jeune génération est touchée de plus en plus précocement par le manque d’intensité des interactions physiques.

"Notre monde, hors écran, peut vite leur sembler limité."

Pensez-vous que le lien sensible que l’on entretient avec nos écrans et nos objets connectés doit être satisfait d’une certaine façon, afin de créer une relation entre l’utilisateur et le site ?

C'est une question qui touche à la notion d’adoption technologique. Je me demande si sans l’invention de l'iPhone, les smartphones n'auraient pas existé. Le fait de réussir à faire apprivoiser la technologie par les utilisateurs est un travail démentiel. Cela participe fondamentalement à notre capacité de dépassement de cette barrière technologique et permet aussi de s'intéresser à ce que permet vraiment la technologie. C’est tout le propos de ce que j’appelle Positive Friction. Aujourd'hui, la simplicité d'utilisation des appareils connectés et le fait de ne pas se poser des milliers de questions d’usabilité et d'ergonomie, peuvent devenir vecteurs d’émotions grâce à une ultra-accessibilité. C’est pourtant celle qui nous empêche de nous perdre, d’errer, d’éprouver du plaisir.
Si je mets en vis à vis deux artistes qui font des œuvres sur internet tels que JODI et Rafaël Rozendaal, l’une s'intéresse à la sérendipité et la sensation d’être perdu et chez l’autre il y a une simplicité visuelle et technologique qui est très cohérente. Là où les pièces en ligne de JODI sont théorisées et sont plus un succès critique, celles de Rozendaal brillent par leur facilité d’appréhension picturale. Ce sont deux relations différentes que l’on peut avoir dans un même écosystème. Dans les deux cas, l’artiste laisse l’utilisateur face à l'œuvre, sans médiation, ce qui est rare de nos jours. C’est la parfaite illustration d’une Positive Friction.

Lorsqu’il théorise sa réflexion à propos du white cube, Brian O’Doherty énonce ceci : « La galerie idéale retranche de l’œuvre d’art tous les signaux interférant avec le fait qu’il s’agit d’ "art". L’œuvre est isolée de tout ce qui pourrait nuire à son auto-évaluation. Cela donne à cet espace une présence qui est le propre des espaces où les conventions sont préservées par la répétition d’un système de valeurs clos.”

Cela nous fait directement penser aux signaux interférences et aux conventions qui définissent l'environnement d’internet et le préservent grâce à la répétition des mêmes codes (la grille, la construction des sites, le design des boutons) qui conditionnent nos expériences en ligne. Nous y voyons une analogie avec le blanc de la galerie traditionnelle qui tendrait à vouloir isoler les œuvres de toute interférence. Sur internet, les interférences auxquelles nous sommes exposé.es avant d'avoir accès à n'importe quel contenu sont vraiment multiples. On allume rarement son smartphone pour afficher directement une œuvre, il faut d’abord passer de multiples portes, rentrer des mots de passe, fermer des fenêtres.

Pour le projet Online Together, il était très important pour nous de produire une interface qui n’était pas designée. Par exemple, le seul bouton d’upload était le bouton natif qui change en fonction de l’OS de l’utilisateur. Ici on parle d’esthétique par défaut (default aesthetic). Notre but était d’essayer d’enlever le maximum de couches d'interférence entre l’utilisateur et le site. On retrouve cela avec certains portfolios d’artistes codés de manière basique en HTML avec les liens bleus, la typo par défaut, ferré à gauche, comme chez Ryder Ripps ou Isaac Lythgoe. Afin de se concentrer sur le travail, on retire toute idée supplémentaire de choix stylistique. Il s’avère qu’au final, comme pour le white cube, c’est tout aussi signifiant.

Cette esthétique “par défaut" trouve du sens dans un monde où tout semble possible. J’imagine que le white cube est apparu en opposition aux salons dans lesquels il y avait des meubles, de la moquette, des tapisseries, etc. Peut-être que maintenant, l’espace de la non-interférence est à trouver dans les espaces brutalistes, décharnés, industriels. J’y vois ici l’évolution du white cube ou la réponse à la caricature qu’est devenu le White cube.

Si l’on poursuit l’analogie avec Internet et que l’on considère le blanc comme une forme de transparence directement lié à la disparition d’un certain contexte, comment peut-on faire disparaître ce contexte spécifique (la page, le fond d’écran) ? Est-ce que cela questionne notre capacité à ne plus être dépendant de l’hardware ?

On ne peut pas répondre à cette question de façon scientifique ou absolue parce qu’il y a des ingénieurs qui designent l’esthétique par défaut de nos appareils, systèmes, etc. On peut dire exactement la même chose d'un mur blanc. Ce dont je suis sûr, c’est que plus il y a d’interférences liées à la technologie, plus c'est compliqué d'entrer dans une œuvre, un travail.
Si demain on pouvait consulter des œuvres d'art sur nos smartphone, sans même l’ouvrir via un widget pour accéder en full-screen (le vrai, sans le bandeau avec la batterie et l’heure) à une œuvre sur un fond uni et qu’il y avait avec un 'tap' très intuitif, la possibilité de zoomer dans une image en maxi HD afin de plonger directement dans l’œuvre comme on débarquerait sur une nouvelle planète, ce serait une expérience 1000 fois plus satisfaisante. De cette manière on pourrait parler de scénographie digitale là où un white cube est avant tout une idée scénographique.

Il existe certaines expériences artistiques dans lesquelles le smartphone n’est pas seulement un audioguide ou un compagnon mais plutôt un sésame ou un mode d'accès qui prolonge l'expérience et qui la précède parfois. Cela implique une sorte de mode de visite à part entière comme dans les expériences que fabrique l’artiste Neil Beloufa. Ce sont des expositions techno-fourre-tout hautement gamifiées qui se jouent d'une suraccumulation de codes qui se manifestent de manière physique à travers des sculptures interactives. C'est assez chaotique parce qu’il a décidé de rendre visible ce cocktail technologique à base de NFT-blockchain-QR code-Crypto-Wallet, là où tout le monde se dirait que c’est le meilleur repoussoir pour une expérience collective. C’est total, absurde, assez déroutant, mais c’est surtout intense. On ne comprend pas tout mais lorsqu’on ne comprend pas le monde qui nous entoure est-ce le signe qu’il est encore possible de s’en échapper ?

Je trouve ça intéressant parce que c'est un méta commentaire sur notre relation à la technologie. A chaque fois que je suis dans une galerie, un peu comme une déformation professionnelle, j'imagine le jour où quelqu’un viendra me voir pour me dire : “Nous avons une œuvre interactive, je vous invite à scanner ce QR code qui vous donnera accès à une app que vous pouvez télécharger à partir de laquelle vous aurez la possibilité de scanner un marqueur qui va vous faire une augmentation…”.

"S'il y a bien un truc que je n’ai pas envie de faire quand j'arrive dans une galerie c'est toucher mon téléphone."

Au contraire j'ai adoré qu’on s’assure que j’avais bien éteint mon téléphone avant de visiter une pièce de James Turrell au musée de Naoshima au Japon. C’est ce moment précis qui a d’ailleurs énormément nourri mes réflexions sur la Positive Friction. Là, il y a de la friction et la récompense immédiate annule la lourdeur de cette médiation autoritaire.
A une époque, j'étais certain de la validité de scanner un QR code dans un lieu d’art. Je pensais que les visiteurs allaient être très impressionnés de voir un objet en 3D tourner sur un socle vide mais je ne peux pas m'empêcher d'admettre maintenant que ma réponse émotionnelle directe est très négative.

Ce sont les musées et les lieux d’art qui ont créé ces incitations à prendre des photos, scanner des QR codes, à définir des points de vue particuliers, à nous pousser à interagir avec des mediateur.trices, sans parler de toutes les manifestations dans la veine de l'“exposition” des ballons (Pop!), l’exposition des rêves (House of Dreamers) et autres Selfies Museums. Le prix du billet d’entrée est de plus en plus élevé mais il garantit un certain nombre de selfies avec lesquels les visiteurs repartent. Ce sont les mêmes images postées sur les réseaux sociaux qui profitent aux organisateurs de l'événement en question. C’est gagnant-gagnant pour les institutions et c’est en cela que le travail de Neil Beloufa que l’on évoquait précédemment peut aussi trouver une forme de pertinence contemporaine comme une satire de la muséologie mais aussi du marketing et de la médiation.

Vous nous indiquiez réfléchir en termes de séquence et de construction, comment est-ce que cela se traduit lors de l'élaboration d' un projet ? Est-ce que l'importance est donnée au hors champ, à l’introduction, au générique ? Et qu’est-ce que cela peut apporter à la compréhension globale ? Si l’on peut se plaindre des interférences d’une part, est-ce qu'en parallèle on peut justement se concentrer sur la fabrication de quelque chose qui va nous conditionner différemment ?

J'ai toujours été fasciné par l'idée de mémoire collective. À chaque fois que j'ai réalisé des mondes 3D pour des sites internet, il y a toujours eu ce jeu entre le fait de créer un espace unique pour la marque mais assez archétypal pour pouvoir s’effacer d’une certaine manière. Par exemple, le tunnel vert de l’application que nous avons réalisé en 2022 pour la marque Bottega Veneta est une grotte, une caverne qui, dans notre mémoire collective, si l’on pense aux théories de Jung par exemple, est quelque chose de très archétypal. De ce fait, notre cerveau consomme moins de glucose , moins d'énergie pour traiter ce type d’image, ce qui nous amène à les accepter beaucoup plus facilement.

DVTK, Wormhole Loop, 2022
Courtesy de DVTK

Quand j’ai commencé à faire des recherches pour cet écran d'accueil, j'avais trois pistes : un tunnel, un labyrinthe à la manière du jeu vidéo DooM ou de l’économiseur d’écran Windows 95 et un terrain montagneux comme à la fin de 2001, l'Odyssée de l'espace.
A chaque fois, l'idée était d'avoir un paysage qui soit aussi archétypal qu'une dramaturgie de Shakespeare ou qu’une tragédie grecque qui sont tellement intégrées à notre culture iconographique, cinématographique, littéraire, qu’elles laissent assez de place pour réfléchir à d'autres choses. Dans chaque projet, il est très important de réfléchir à ce qu'on ne montre pas. Plus on fait travailler le fantasme et l'imagination, plus cela fonctionne. Cette gestion du hors champs est tout aussi importante sur internet. Je viens récemment de terminer un nouveau portfolio pour mon studio et notre réflexion portait sur le fait d'arrêter de vouloir tout montrer parce que plus on montre, moins les gens s'intéressent. Il vaut mieux faire en sorte que les gens s'imaginent plutôt qu'ils ne voient.

Est-ce que vous trouvez que notre expérience du réel devient une contrainte ou un atout dans l'expérimentation de nouvelles formes ? Comment est-ce que vous arrivez à penser comme un habitant du web ?

J’aime assez cette théorie de la chercheuse Sherry Turkle qui nous explique à propos des réseaux sociaux, qu’au lieu de nous connecter tous ensemble, ils ont pour effet de nous déconnecter et nous finissons par vivre en ligne “alone together”. Cette théorie fut notamment reprise par Ryder Ripps dans son projet du même nom en 2015. Lorsque l’on fabrique un site internet ou une expérience web, il ne faut jamais oublier que la personne à qui cela s’adresse est seule devant son écran. C’est un contexte ultra intime qui peut devenir un atout si l’on prend en compte cette situation. Si l’on considère que le contexte d’un projet Web n’est plus seulement Internet mais le lieu physique de sa consultation (la chambre, le bureau), ce paradigme devient un vrai terrain d’expérimentation de l’intime et donc de l’attention.


David Broner (né en 1989 à Toulouse) a fondé le studio de design et de technologie digitale OFFICE BRONER® en 2023. Il imagine, conçoit et développe des projets numériques à l'échelle internationale dans un large éventail de secteurs. Le studio collabore avec des marques, des artistes et des innovateurs pour donner vie à leurs projets.